Réponse
L’héritage des sabots
Mon grand-père, Antônio da Silva, possédait dans ses yeux la mémoire de tout le sertão. Ses mains, sillonnées comme les terres qu’il labourait, racontaient l’histoire d’une lignée d’hommes qui parlaient aux bœufs mieux qu’aux hommes. Le bœuf de garrocha n’était point un simple animal de trait, mais le gardien silencieux de notre honneur familial.
Chaque aube le voyait ajuster le joug de carnaúba sculptée, tandis que Mangangá, son bœuf blanc aux cornes en lyre, soufflait dans l’air frais la vapeur de son haleine laborieuse. La garrocha, cette longue perche de bois dur, n’était jamais un instrument de contrainte, mais une extension de sa volonté, une baguette conductrice entre le cœur de l’homme et l’âme du animal.
Le langage des silences
Ils conversaient par pressions infimes, par regards échangés, par ce sixième sens que seuls développent ceux qui partagent le même soleil brûlant et les mêmes nuits constellées. Lorsque mon grand-père posait délicatement la pointe de la garrocha sur l’épaule droite de Mangangá, le bœuf tournait à gauche avec une grâce qui défiait sa masse imposante. Un effleurement sur le flanc gauche, et les sabots se déplaçaient vers la droite avec la précision d’une horlogerie suisse.
Je me souviens des après-midi où j’observais ce ballet séculaire, le crissement de la charrue dans la terre rouge alternant avec le chant des cigales. Mon grand-père disait que chaque sillon tracé était une prière murmurée à la terre nourricière, et Mangangá le fidèle acolyte de cette cérémonie quotidienne.
L’Épreuve du temps
L’année de la grande sécheresse, alors que les réserves de fourrage s’amenuisaient dangereusement, mon grand-père partagea ses propres rations de farine de maïs avec Mangangá. « Un Silva n’abandonne jamais son bœuf » répétait-il en mélangeant la précieuse farine à l’eau fraîche du puits. Cette fidélité réciproque devint légende dans tout le municipe de Serrita.
Lorsque les premières pluies revinrent, treize semaines plus tard, ce fut Mangangá qui traça les premiers sillons de la renaissance, son poitrail ruisselant sous l’averse bénie, ses sabots enfoncés dans la terre redevenue fertile comme pour sceller une alliance éternelle avec les éléments.
La transmission
Le jour où mes mains adolescentes enserrèrent pour la première fois le bois patiné de la garrocha, je compris le poids de l’héritage. Sous le regard bienveillant de mon grand-père, je guidai Mangangá à travers le champ, reproduisant maladroitement les gestes millénaires. Le bœuf, dans sa sagesse bovine, compensa mes erreurs avec une patience qui tenait du miracle.
Aujourd’hui, alors que mon grand-père repose sous le flamboyant qu’il plantà à la naissance de mon père, c’est moi qui perpétue le dialogue silencieux avec les nouveaux bœufs de garrocha. Leurs noms changent, mais l’âme demeure identique – cette connexion sacrée entre l’homme, l’animal et la terre qui définit notre identité la plus profonde.
La garrocha n’est plus simplement un outil, mais le bâton de parole d’une conversation qui traverse les générations, porteur des valeurs d’honneur, de persévérance et de respect qui font des hommes du sertão les gardiens d’un pacte immémorial avec la création.